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Structures syntaxiques complexes : comment choisir nos cibles de rééducation ?

Image par Gerd Altman de Pixabay

 

Choisir nos cibles de rééducation est une préoccupation récurrente des orthophonistes. Que choisir, que travailler ? Pas toujours simple de décider ! "J'aimerais que Bidulette complexifie son discours et produise des phrases complexes." Certes, mais sur quelles structures complexes vais-je travailler ? Voici une réflexion sur les critères de choix des cibles de rééducation quand on veut travailler les structures syntaxiques complexes.

 

Principes de rééducation

En 2003, Marc Fey et son équipe ont proposé 10 principes pour le rééducation syntaxique. Parmi ces principes, certains nous donnent des pistes quant au choix des cibles de rééducation.

 

Principe d'objectifs intermédiaires

Ce principe stipule de sélectionner des objectifs qui vont plutôt stimuler l'acquisition d'un processus que d'une forme précise, ce qui permettrait la généralisation. Ainsi, travailler sur les propositions subordonnées relatives en "qui" permet de travailler un processus.

 

Principe d'approche développementale

Les objectifs de rééducation sont à choisir en fonction de la Zone Proximale de Développement de l'enfant, c'est-à-dire que les cibles choisies ne sont ni trop simples, ni trop complexes. C'est bien entendu intéressant, mais comment savoir quelle cible est plus complexe qu'une autre ? Est-elle plus facile car elle est acquise plus tôt par la majorité des enfants au développement typique ?

Pour maximiser les progrès, ce principe recommande de choisir des cibles partiellement maîtrisées ou des cibles toujours absentes, mais qui devraient l'être compte tenu du niveau développemental. Là encore, il faut bien connaître le développement normal.

Enfin, ce principe indique aussi qu'il faut réfléchir au besoin de l'enfant à utiliser cette cible. Cela paraît être une évidence, mais cela n'est pas toujours facile de déterminer si l'enfant a besoin de telle cible plutôt que de telle autre.

 

Ages d'acquisition

Traditionnellement, on se base sur les âges d'acquisition pour définir dans quel ordre travailler les cibles. Mais à quel âge sont acquises les différentes structures complexes ?

 

LARSP-F

En 2020, j'avais écrit un article dans lequel j'avais présenté le LARSP (ici). Le LARSP-F (version française) est paru dans un livre coordonné par Marie-Anne Schelstraete en 2011 et nous donne des stades de développement du langage. Il est très pratique et permet de garder en tête qu'avant que l'enfant produise un récit (stade 7), il faut qu'il passe par les stades précédents. Mais si le LARSP-F est extrêmement intéressant, il manque de précision pour les structures complexes.

Acquisition des structures complexes

Mon livre préféré sur l'acquisition du langage est indéniablement celui de Diane Daviault, aux éditions de La Chenelière. Précis, complet, étayé. Que nous dit Mme Daviault au sujet de l'acquisition des structures complexes ? Et bien, je crois qu'il faut retenir qu'à 4 ans, un enfant tout-venant maîtrise les bases de la syntaxe et qu'à 2 ans et demi déjà, l'enfant tout-venant produit des phrases complexes !

  • D'abord, il produit des phrases coordonnées par "et".
  • Ensuite, vont apparaître les propositions subordonnées conjonctives complétives, introduites par "que", après les verbes "vouloir" et "falloir", sachant que "que" est parfois omis. Par exemple : Maman veut que moi sors.
  • A peu près au même moment, les propositions subordonnées conjonctives de type causal, introduites par "parce que" apparaissent.
  • Les "fausses relatives" qui ne dépendent pas d'une proposition principale comme "bébé qui pleure" apparaissent aussi vers 30 mois.
  • Vers 3 ans, l'enfant produit ses premières propositions subordonnées relatives, notamment celles qui commencent par "qui". 
  • Au même âge, des propositions subordonnées infinitives, comme "Je regarde le chien courir" sont produites.
  • Et puis entre 2 ans et 5 ans (large fourchette!), les propositions subordonnées introduites par "si" sont produites.

 

Le cas des subordonnées relatives

Ainsi, les propositions subordonnées relatives en "qui" sont produites vers 3 ans, mais il existe différents types de relatives que les chercheurs ont longuement étudiés. Il y aurait 3 facteurs à prendre en compte pour classifier les relatives :

  • la position de la proposition subordonnée relative dans la phrase
  • la fonction, dans la principale, du nom dont dépend la proposition subordonnée relative
  • la fonction (sujet ou objet) du pronom relatif.

 

Pour Daviault (2011), voici l'ordre d'acquisition des propositions subordonnées relatives communément admis :

  • 3 ans - 3 ans et demi : relatives en "qui" en position objet. Exemple : La dame surveille la fille qui mange une glace.
  • 5 ans : relatives en "qui" en position sujet. Exemple : La dame qui a des lunettes surveille la fille.
  • 8 ans : relatives en "que" en position objet. Exemple: Mon frère aimerait la montre que j'ai achetée.
  • 9 ans et demi : relatives en "que" en position sujet. Exemple : La montre que j'ai achetée plaît à mon frère.

Pas simples, tous ces âges ! Voici un visuel récapitulatif (vous pouvez télécharger ce document en faisant un clic droit sur l'image).

 

 

Dans le livre de Diane Daviault, le développement normal semble assez clair. Néanmoins, si on compare à d'autres sources, comme le livre de Jean-Adolphe Rondal paru en 1998 ou l'excellent tableau reprenant les âges d'acquisition des structures syntaxiques de Fany Wavreille et Julia Jouet paru sur le blog de Fany en 2013 (ici) , et bien il s'avère que les âges ne concordent pas forcément, comme vous le verrez dans le tableau récapitulatif (bleu) un peu plus bas. Néanmoins, les différentes références semblent s'accorder sur le fait que les propositions surbordonnées conjonctives de type causal, introduites par "parce que" sont les structures complexes qui sont produites en premier par l'enfant.

 

Qu'est-ce qu'on dit le plus ?...

Se fier aux âges d'acquisition, c'est intéressant, mais finalement, comme toutes les sources ne concordent pas, on peut se demander s'il ne serait pas plus fonctionnel de choisir des cibles qui sont souvent utilisées en français ? Sauf que... quelles sont les cibles les structures syntaxiques les plus fréquentes en français ? C'est une question que je me pose depuis longtemps, et j'ai fini par trouver la réponse dans un article d'Emmanuelle Canut (chercheuse de l'Université de Lorraine, dont j'ai découvert les travaux grâce à Benjamin France, merci !).

 

Recherche de constructions complexes dans un corpus

Emmanuelle Canut (2014) a réalisé son étude à partir d'un corpus d'interactions individuelles entre des adultes et 97 enfants âgés de 2 ans 3 mois et 6 ans 5 mois, soit 20h56 d'enregistrement. Les corpus sont constitués de 87 enregistrements de conversations et de 10 corpus longitudinaux (c'est-à-dire que les productions des enfants ont été recueillies plusieurs fois sur une longue période) de narrations dialoguées. Pour ces narrations dialoguées , il était demandé aux enfants de raconter l'histoire d'un livre avec illustrations que l'adulte avait lu préalablement. L'adulte devait interagir avec l'enfant pour l'aider à organiser sa narration.

 

Dans ces corpus, Emmanuelle Canut a cherché les constructions complexes :

  • les complétives infinitives (préposition + verbe à l'infinitif), conjonctives en que et le discours indirect

NB : pas persuadée que les propositions de type "préposition (à, de, sans)+infinitif" soient des complétives infinitives, mais c'est ainsi qu'elles sont répertoriées dans l'étude, je vais donc garder ce terme.

  • les circonstancielles de causalité (parce que, puisque, comme), de but (pour + verbe à l'infinitif, pour que), de temporalité (quand, gérondif, pendant que, dès que), de condition (si)
  • les relatives en qui, que, où
  • les quantitatives (comparative)
  • les oppositions (alors que, tandis que)
  • les clivées (c'est... qui, il y a... qui)

Augmentation des structures complexes dans le discours en fonction de l'âge

Comme on pouvait le pressentir, la proportion de structures complexes augmente avec l'âge, passant de 6% du discours à 2 ans à 47% à 5 ans, comme on peut le voir sur le graphique ci-dessous,. A tous les âges, ce sont les circonstancielles qui sont les plus fréquentes, puis les complétives.

Une différence entre enfants et adultes ?

Dans l'étude (Canut, 2014), la chercheuse a étudié les structures complexes des corpus d'enfants (1692 occurrences), mais aussi les corpus des adultes qui leur répondaient (2834 occurrences), et les a comparés. Ainsi, on remarque que les enfants et les adultes produisent majoritairement des circonstancielles (46% pour les enfants, 38% pour les adultes) et des complétives (33% pour les enfants, 41% pour les adultes). Les deux groupes produisent aussi, dans une moindre proportion, des relatives et des clivées (8 à 12%).

De manière plus détaillée, comme on le voit sur le graphique ci-dessous, il y a une homogénéité entre les structures produites par les enfants et par les adultes, suggérant que le langage de l'enfant est influencé par le langage qui lui est adressé.

Des différences entre les situations d'énonciation ?

Comme indiqué plus haut, les corpus étudiés concernaient des situations conversationnelles et des narrations. Et bien, visiblement, à partir de 5 ans, la production de structures complexes est plus importante dans les narrations, et ce, pour toutes les catégories de structures. Dans les conversations, il y aurait une stagnation entre 4 et 5 ans.

A noter que l'étude d'Emmanuelle Canut s'intéresse à des enfants avec un développement langagier normal, monolingue, issu d'un milieu socio-économique moyen. Il serait intéressant d'avoir des données pour les enfants multilingues et pourquoi pas, pour des enfants avec des troubles du langage. Mais c'est déjà très intéressant. :)

Entre fréquence et âge d'acquisition

Alors finalement, comment on les choisit ces cibles ? Selon la fréquence ou selon l'âge d'acquisition 6 Et bien... c'est à notre sens clinique de décider ! Et pour vous aider, voici donc un tableau récapitulatif des structures complexes les plus employées par les enfants de 2 à 6 ans selon l'étude de Canut, associées aux âges d'acquisition, quand j'ai pu les trouver.

Ce qui est à retenir, c'est que les propositions subordonnées circonstancielles introduites par "parce que" sont les plus fréquentes et produites le plus précocement par les enfants. 

 

NB : là encore, vous pouvez télécharger l'image en faisant un clic droit.

En pratique, je fais quoi ?

  • Lorsque je choisis mes cibles de rééducation pour la production de structures syntaxiques complexes, je peux les choisir en fonction du développement normal, de la zone proximale de développement, mais aussi de leur fréquence, et donc potentiellement de leur utilité au quotidien.
  • Je travaille en conversation, mais aussi, à partir de 5 ans, en narration. Je peux pour cela me servir du site Le Berlingot, un site québécois qui répertorie des livres jeunesse en fonction de critères au choix (cf. ci-dessous avec une capture d'écran des livres qui permettent de travailler les propositions causales). Je peux aussi aller lire l'article de Julie Cattini sur Tout cuit dans l'bec au sujet de la narration.
  • Je m'interroge sur le langage adressé à l'enfant par ses parents, mais aussi à l'école. Entend-il des structures complexes ? Si ce n'est pas le cas, je propose aux parents, si c'est possible pour eux, d'utiliser des structures complexes ou d'écouter des histoires racontées par des bibliothécaires (par exemple ici).

 

Voilà, voilà, j'espère que cet article vous a plu et vous donne des pistes de réflexion quant au choix des cibles de rééducation. 

 

Aviez-vous pensé à travailler sur les cibles les plus fréquentes ou, pourquoi pas, les moins fréquentes ?

 

Au plaisir d'en discuter avec vous !

Références (par ordre alphabétique)

Canut, E. (2014). Acquisition des constructions syntaxiques complexes chez l’enfant français entre 2 et 6 ans. SHS Web of Conferences, 8, 1437‑1452. https://doi.org/10.1051/shsconf/20140801092
Daviault, D. (2011). L’émergence et le développement du langage chez l’enfant. Chenelière éducation.
Fey, M. E., Long, S. H., & Finestack, L. H. (2003). Ten Principles of Grammar Facilitation for Children With Specific Language Impairments. American Journal of Speech-Language Pathology, 12(1), 3‑15. https://doi.org/10.1044/1058-0360(2003/048)
Rondal, J.-A. (1998). Votre enfant apprend à parler. Mardaga.
Schelstraete, M.-A., Bragard, A., Collette, É., Nossent, C., & Van Schendel, C. (2011). Traitement du langage oral chez l’enfant : Interventions et indications cliniques. Elsevier Masson.
Wavreille, F. & Jouet, J. (2013). Progression morphosyntaxe expressive. Blog de Fany. http://fany.eklablog.com/progression-morphosyntaxe-expressive-a66341325

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Commentaires: 8
  • #1

    Marie (vendredi, 24 novembre 2023 10:17)

    Merci beaucoup pour ce travail de synthèse très documenté et utile à la communauté !

  • #2

    Cohen Fanny (vendredi, 24 novembre 2023 12:53)

    Coucou Claire, merci beaucoup pour ce résumé et le partage de tes réflexions !! A bientôt !!

  • #3

    elise (vendredi, 24 novembre 2023 16:12)

    Super ! merci beaucoup!

  • #4

    Ludilou (samedi, 25 novembre 2023 10:37)

    Un excellent article comme toujours et quel bonheur que l’information nous arrive directement dans notre boîte mail quand elle est qui plus est de cette qualité!!! Un grand merci!

  • #5

    Elisa (lundi, 27 novembre 2023 21:53)

    Je vous remercie pour ce travail de qualité, bien documenté, et qui peut nous servir de guide dans la réflexion sur le travail autour de la morphosyntaxe.
    Petit aparté: le lien du site Leberlingot semble ne pas fonctionner.
    Un grand merci !

  • #6

    Catherine Lebel (mercredi, 29 novembre 2023 19:27)

    Vraiment intéressant, merci!!

  • #7

    Marie (mardi, 05 décembre 2023 13:02)

    Merci !!!

  • #8

    Claire (samedi, 09 décembre 2023 03:44)

    Merci à toutes pour vos commentaires et vos encouragements ! :)